[Roman] La Prophétie d'Aramno - Chapitre 1

Publié le par Ecriveuse

Almodénia, 1495ème cycle

Assis à son écritoire, sa plume d’or levée, Orsil observait Ascain, la lune argentée, et Adéros, la lune ambrée, qui s’étaient levées comme chaque nuit à la même heure.

Le troisième astre, Onyx, la lune noire, ne tarderait plus. Dans quelques mois, les trois lunes s’aligneraient pour former la conjonction particulière et annonciatrice d’évènements qui remettraient en question tout le système d’Almodénia, ce monde presque totalement aquatique, où seul un continent de quelques millions d’hectares permettait la vie hors de l’eau, à une population dépassant à peine plusieurs centaines de milliers d’âmes.

 

Le vieil homme soupira. Les lunes étaient visibles oui, mais les distinguer toutes les trois étaient une des prérogatives de l’Ordre des Initiés : la population ne pouvait voir que l’une ou l’autre, et une fraction de cette population était même fanatisée soit par les Saris qui ne voyaient qu’Ascain, soit par les Siras qui ne percevaient qu’Adéros. Et quoiqu’il en fût, Onyx, elle, n’était distinguée que par les Initiés, Maîtres et compagnons en fin de formation de leur grade.

 

Ce fanatisme pour adorer les mêmes divinités, en leur accordant les mêmes pouvoirs, les mêmes capacités et en prétendant que chacune était unique était une des rares choses qui restait incompréhensible à Orsil. Les deux sectes s’étaient avéré un mal nécessaire qui permettait parfois de canaliser certaines choses, mais dans le fond, le vieil homme les exécrait. Ou plus exactement, il exécrait leurs dirigeants actuels qui, pour la plupart, ne croyaient même plus aux thèses du dogme qu’ils défendaient. Malheureusement, ils faisaient aussi feu du vieil adage selon lequel il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

 

L’Ordre, dont seul le Conseil des Justes connaissait l’existence réelle, lui, était composé de douze membres, jamais plus et jamais moins : trois apprentis, trois compagnons et trois maîtres ainsi qu’un Futur Vénérable, un Vénérable en exercice, et un Passé Vénérable communément appelé l’Honorable.

 

Actuellement, le Maître Devin, Tanasel, le Maître Gardien, Anaël, et le Maître Guérisseur, Géris, étaient chargés de la formation, dans leur domaine respectif, chacun d’un apprenti et d’un compagnon. Le Vénérable en exercice, Elhian, gérait l’Ordre et son recrutement, ses missions de divination, de protection, et, dans de rares cas, d’intervention. Il était conseillé en cela par le Passé Vénérable, Orsil, qui lui avait cédé sa place lors de son 70ème cycle et dont les charges principales consistaient à écrire l’Histoire d’Almodénia, à conseiller le Vénérable en exercice, et à nommer et former le Futur Vénérable, Ilou. Le Futur Vénérable, lui, était chargé de devenir Vénérable lorsque celui en exercice atteindrait à son tour le cycle-seuil et devait apprendre à utiliser tous les pouvoirs, ce qui n’était pas une obligation pour les autres Initiés.

 

Tous étaient issus et conservaient leur place dans l’une des six Guildes reconnues qui formaient en partie le gouvernement d’Almodénia : les Marchands, les Apothicaires, les Bâtisseurs, les Nourrisseurs, les Guerriers et les Artistes. Il en existait d’autres mais dont la nature profonde était incompatible avec l’Ordre, à cause des vertus essentielles pour les Initiés qu’étaient la loyauté absolue, la confiance et le secret.

Les apprentis étaient choisis grâce à des rituels de Clairvoyance révélant au Maître Devin et au Vénérable les compétences particulières des futurs impétrants, liées à la Magie dont peu de gens avaient conscience mais qui jalonnait leur vie. Néanmoins, la double appartenance à une Guilde et à l’Ordre était un secret bien gardé.

Bien sûr, même chez les Voleurs ou chez les Assassins, certains auraient pu avoir leur place au sein de l’Ordre mais le risque encouru était trop grand pour le tenter…

 

En règle générale, L’Honorable choisissait le Futur Vénérable parmi les Maîtres. Mais il était arrivé que le choix se portât sur un compagnon voire même sur un apprenti, comme Orsil l’avait fait, à la stupéfaction de tous, en désignant Ilou qui n’était encore qu’une jeune apprentie d’une vingtaine de cycles. Orsil en comptait alors 70 et cédait sa place à Elhian.

Depuis il en avait atteint 89.

Il ne les accusait pas aux yeux des autres : grand, élancé, toujours aussi droit, ses longs cheveux désormais blancs comme neige retenu par un simple catogan de velours rouge encadraient un visage buriné par le soleil dans lequel l’azur de ses yeux brillaient de bienveillance et d’intelligence.

 

Il se remit à écrire quand brusquement une douleur qu’il avait appris à connaître lui fit lâcher sa plume d’or. Il serra et desserra sa main droite à plusieurs reprises. La douleur finit par s’atténuer. Il plaça les deux mains sur son écritoire, les doigts écartés : c’était des mains noueuses, qui avaient utilisé tous les matériaux possibles et imaginables du fait de son appartenance à la Guilde des Bâtisseurs dès son plus jeune âge. Une légère nostalgie voila un court instant son regard quand il pensa, comme souvent, qu’il ne les utilisait plus que pour écrire, quand bien même il s’agissait symboliquement d’une autre forme de construction.

Puis la douleur cessa complètement.

Avec un soupir, il reprit sa plume, non pour l’Histoire de son monde, mais pour ses notes personnelles, rédigées dans un petit carnet de cuir.

« La douleur revient de plus en plus fréquemment. Même si elle ne s’éternise pas vraiment, elle me rappelle que je ne suis pas éternel et que bientôt, elle sera permanente. Je la ressens dans tout mon être et les remèdes de Géris et d’Ilou font effet de moins en moins longtemps.»

 

Il tressaillit lorsque la porte de son bureau s’ouvrit, cédant le passage non annoncé à Elhian, le Vénérable, et referma son carnet d’un geste sec. Remarquant la mine exceptionnellement sombre de son ami, Orsil se leva pour l’accueillir :

« Que me vaut ta visite, Vénérable ? Tu te fais rare. »

Sans répondre, Elhian se posta devant la cheminée où flambait un feu de circonstance en cette soirée fraîche de fin d’automne, et appuya ses mains sur le linteau supérieur.

« Eh bien? Que t’arrive-t-il ? », demanda l’Honorable soucieux d’une attitude qu’il ne connaissait pas au Vénérable.

Ce dernier, dont le début d’embonpoint atténuait un peu le profil d’aigle de naguère, resta encore quelques instants silencieux avant de laisser tomber :

« Je ne verrai pas la Prophétie se réaliser. »

 

 

Publié dans Roman

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article